• Chapitre 9

    Port Angeles

    Il faisait trop clair pour que je puisse entrer en ville quand j'y arrivai; le soleil était toujours bien trop haut dans le ciel, et, malgré mes vitres teintées, je n'avais aucune raison de prendre des risques inconsidérés. Encore plus de risques inconsidérés, devrais-je dire.

    J'étais certain de pouvoir retrouver l'esprit de Jessica, même de loin – les pensées de Jessica étaient plus fortes que celles d'Angela, mais une fois que j'aurai trouvé les premières, je pourrais entendre les secondes. Alors, quand les ombres s'allongeront, je pourrais m'approcher. Pour l'instant, je tournai dans un chemin envahi par la végétation juste à la sortie de la ville qui ne semblait pas être utilisé très fréquemment.

    Je savais vaguement dans quelle direction chercher – en fait, il n'y avait qu'un endroit pour acheter des robes à Port Angeles. Je ne mis pas longtemps à trouver Jessica, s'admirant devant un triple miroir en pied, et je pus voir Bella dans son champs de vision, appréciant du regard la longue robe noire qu'elle portait.

    Bella a toujours l'air en rogne. Ha ha. Angela avait raison – Tyler se faisait des films. Mais quand même, je ne comprends pas pourquoi elle est si bouleversée. Au moins, elle sait qu'elle a un garçon prêt à l'emmener au bal de fin d'année en dernier recours. Et si Mike ne s'amusait pas au bal, et ne m'invitait plus à sortir? Et si il invitait Bella au bal de fin d'année? Est-ce qu'elle aurait invité Mike au bal si je n'avais rien dit? Est-ce qu'il la trouve plus belle que moi? Est-ce qu'elle se trouve plus belle que moi?

    "Je pense que je préfère la bleue. Ça fait bien ressortir tes yeux."

    Jessica sourit à Bella, faussement chaleureuse, tout en la regardant avec méfiance.

    Est-ce qu'elle le pense vraiment? Ou est-ce qu'elle veut me faire ressembler à une grosse vache samedi?

    J'en avais déjà assez d'écouter Jessica. Je recherchais dans les environs, essayant de localiser Angela – ah, mais Angela était en train de changer de robe, et je me glissai rapidement hors de sa tête pour lui laisser son intimité.

    Bon, il ne pouvait pas arriver grand-chose à Bella dans un grand magasin. Je les laisserai faire leurs courses et les retrouverai plus tard, quand elles auraient fini. Il ferait bientôt plus sombre – les nuages étaient en train de revenir, depuis l'ouest. Je ne pus leur jeter qu'un coup d'œil à travers la végétation dense, mais je vis qu'ils allaient accélérer le coucher du soleil. Je les accueillis chaleureusement, j'en avais plus besoin que jamais; je n'avais jamais attendu plus impatiemment le retour des ténèbres dans lesquelles je pourrais me glisser. Demain, je pourrai de nouveau m'asseoir à côté de Bella en classe, et monopoliser son attention au déjeuner. Je pourrai lui poser toute les questions qui me hantaient...

    Donc, elle était furieuse de la présomption de Tyler. Je l'avais vu dans sa tête – qu'il était sérieux en parlant du bal de fin d'année, que ses mots étaient à prendre au sens littéral, et qu'il la revendiquait. Je me remémorai la réaction de Bella l'autre après-midi – son incrédulité outragée – et je ris. Je me demandai ce qu'elle lui dirait à ce propos. Il ne fallait que je rate son expression pour rien au monde.

    Le temps passa lentement en attendant que les ombres s'allongent. Je jetai un coup d'œil dans l'esprit de Jessica de temps en temps, pour vérifier que tout se passait bien; son esprit était le plus facile à repérer, mais je n'aimais y traîner trop longtemps. Je vis l'endroit où elles comptaient aller dîner. Il ferait noir à ce moment-là...peut-être que je pourrai choisir le même restaurant par pure coïncidence. Je frôlai le portable dans ma poche, pensant à inviter Alice à dîner... Elle adorerait cela, mais elle voudrait aussi parler à Bella. Je n'étais pas sûr d'être prêt à ce que Bella soit encore plus impliquée dans mon monde. Un vampire n'entraînerait-il pas déjà suffisamment de problèmes?

    Je vérifiai machinalement dans l'esprit de Jessica qu'il ne se passait rien d'anormal. Elle pensait à ses bijoux, demandant l'opinion d'Angela.

    "Peut-être que je devrais aller rendre le collier. J'en ai un à la maison qui ferait sûrement l'affaire, et j'ai déjà dépensé plus que ce que je ne devais..." Ma mère va me tuer. Mais à quoi est-ce que je pensais?

    "Ça ne me dérange pas de retourner au magasin. Mais... tu ne penses pas que Bella va nous attendre?"

    Quoi? Bella n'était pas avec elles? Je cherchai au travers des yeux de Jessica, puis passai à ceux d'Angela. Elles étaient sur un trottoir longeant une longue ligne de vitrines de magasins, faisant demi-tour. Bella n'était nulle part.

    Oh, mais on s'en fiche de Bella, pensa Jessica impatiemment, avant de répondre à la question d'Angela. "Ne t'inquiète pas. On arrivera au restaurant bien avant elle, même en retournant au magasin. De toute façon, j'ai l'impression qu'elle avait envie d'être seule." Elle me gratifia d'un coup d'œil de la librairie à laquelle Bella s'était rendue, selon elle.

    "Dépêchons-nous, alors," dit Angela. J'espère que Bella ne pense pas qu'on l'évite. Elle a été si sympa avec moi dans la voiture, tout à l'heure... C'est vraiment une fille adorable. Mais elle avait l'air d'avoir le cafard toute la journée. Je me demande si c'est à cause d'Edward Cullen? Je parie que c'est pour ça qu'elle me posait des questions sur sa famille...

    J'aurai dû faire plus attention. Tout ce que j'avais manqué! Bella était partie se promener toute seule de son côté, et elle avait posé des questions à propos de moi auparavant? Angela avait reporté son attention sur Jessica à présent – Jessica babillait une fois de plus à propos de cet idiot de Mike – et je n'eus aucune réponse de sa part.

    Je jugeai des ombres. Le soleil serait derrière les nuages bien assez tôt. Si je restai du côté ouest de la route, où les bâtiments projetteraient leur ombre, me protégeant de la lumière déjà faiblissante...

    Je commençai à être anxieux, trouvant mon chemin à travers la circulation peu dense vers le centre de la ville. Je n'avais pas pensé à cette possibilité – Bella s'éloignant de son côté – et je n'avais aucune idée de la façon dont je pourrais la retrouver. J'aurais dû considérer cette possibilité.

    Je connaissais bien Port Angeles; je fonçai directement à la librairie à laquelle Jessica avait pensé, espérant que mes recherches seraient courtes, mais me doutant que ce ne serait pas si facile que cela. Bella avait-elle jamais rendu les choses faciles?

    Bien sûr, le petit magasin était vide à part la femme, habillée de façon très anachronique, derrière le comptoir. Cela ne ressemblait pas au genre d'endroit qui pourrait intéresser Bella – trop new age pour une personne à l'esprit aussi pratique. Je me demandai si elle avait seulement pris la peine d'entrer?

    Il y avait une tâche d'ombre dans laquelle je pourrais me garer...et qui traçait un chemin sombre jusqu'à l'auvent de la boutique. Je ne devrais vraiment pas. Me promener pendant les heures où le soleil brillait encore était réellement dangereux. Que ferai-je si une voiture passant par là envoyait le reflet du soleil au mauvais moment dans mon allée sombre?

    Mais je ne savais comment faire autrement pour retrouver Bella!

    Je me garai et sortis, m'appliquant à rester là où l'ombre était la plus profonde. J'entrai à grands pas dans le magasin, sentant l'odeur de Bella dans l'air. Elle avait été ici, sur le trottoir, mais il n'y avait aucune trace de son odeur à l'intérieur du magasin.

    "Bienvenue! Je peux vous aid–" commença la vendeuse, mais j'étais déjà ressorti.

    Je suivis l'odeur de Bella aussi loin que l'ombre me le permit, m'arrêtant à la limite des rayons du soleil.

    Comme je me sentais impuissant – tenu à distance par cette mince ligne entre l'ombre et la lumière qui s'étendait devant moi sur le trottoir. Comme enfermé.

    Je ne pouvais que deviner qu'elle avait continué en traversant la route, en direction du sud. Il n'y avait pas grand chose dans cette direction. S'était-elle perdue? Hmm, cette possibilité ne semblait pas tout à fait exclue, si on considérait le personnage...

    Je remontai dans la voiture et avançai doucement à travers les rues, la recherchant. Je ressortis là où il y avait des tâches d'ombre, mais je ne sentis son odeur qu'une autre fois, et sa direction me pris au dépourvu. Où essayait-elle d'aller?

    Je fis la navette entre la librairie et le restaurant, plusieurs fois, espérant la voir en route. Jessica et Angela y étaient déjà revenues, se demandant si elles devaient passer commande, ou bien l'attendre. Jessica insistait pour commander tout de suite.

    Je commençai à passer au crible les pensées de parfaits inconnus, regardant par leurs yeux. C'était obligé, quelqu'un devait l'avoir vu quelque part!

    Je devenais de plus en plus anxieux à mesure qu'elle restait introuvable. Je n'avais encore jamais réalisé qu'elle pourrait s'avérer difficile à trouver, une fois, comme c'était le cas maintenant, hors de ma vue et des sentiers battus. Je détestai cela.

    Les nuages s'amassaient à l'horizon, et dans quelques minutes, je pourrai la traquer à pied. Cela ne me prendrait pas longtemps, alors. Seul le soleil me rendait impuissant en ce moment même. Juste quelques minutes, puis je récupérerai l'avantage et ce serait le monde humain qui serait impuissant.

    Un autre esprit, puis un autre. Tant de pensées triviales.

    ...pense que le bébé a encore une otite...

    C'était six cent quarante ou bien six cent quatre...?

    Encore en retard? Je devrais lui dire...

    Ah, la voilà!

    Et là, je pus de nouveau voir son visage. Enfin, quelqu'un l'avait remarquée!

    Le soulagement ne dura qu'une fraction de seconde, avant que je n'entendisse la suite des pensées de l'homme qui jubilait en la voyant, caché dans l'ombre.

    Son esprit m'était inconnu, et pourtant pas si étranger. Autrefois, j'avais chassé exactement le même genre d'esprits.

    "NON!" hurlai-je, et une suite ininterrompue de grognements s'échappèrent de ma gorge. Mon pied enfonça la pédale d'accélérateur, mais où allais-je?

    Je ne connaissais que la direction générale de son esprit, et cette connaissance n'était pas assez précise. Quelque chose, il devait y avoir quelque chose – un panneau de rue, un éventaire de boutique, n'importe quoi dans son champs de vision qui trahirait sa position. Mais Bella était dans l'ombre, et ses yeux n'étaient focalisés que sur son expression effrayée – se réjouissant de la peur qu'il y lisait.

    Son visage était flou dans ses pensées, effacé par le souvenir d'autres visages. Bella n'était pas sa première victime.

    Le son de mes grognements ébranlait la voiture, mais il en fallait plus pour briser ma concentration.

    Il n'y avait aucune fenêtre dans le mur derrière elle. Une zone industrielle, éloignée du quartier plus commerçant.

    Les pneus hurlèrent en prenant le virage, puis ma voiture fit une embardée en dépassant un autre véhicule, se dirigeant vers ce que j'espérai être la bonne direction. Le temps que l'automobiliste klaxonne, j'étais déjà loin.

    Regardez-là trembler! L'homme rit d'avance. La peur était ce qui l'attirait dans le procédé – la partie qu'il appréciait le plus.

    "Fichez-moi la paix." Sa voix était basse et assurée, pas un cri.

    "Sois pas comme ça, chérie!"

    Il la regarda tressaillir au rire chahuteur qui vint d'une autre direction. Il fut irrité par ce son – Ta gueule, Jeff! pensa-t-il – mais il adora son mouvement de recul. Cela l'excitait. Il commença à imaginer ses appels au secours, et la façon dont elle le supplierait...

    Je n'avais pas réalisé qu'il 'était pas seul avant d'entendre le rire gras. J'essayai de localiser un esprit autour du sien, désespéré de trouver une indication quelconque. Il était en train de faire un premier pas dans sa direction, étirant ses mains.

    Les esprits alentours n'étaient pas le cloaque qu'était le sien. Ils étaient tous légèrement intoxiqués, aucun d'eux ne réalisant jusqu'où l'homme qu'ils appelaient Lonnie prévoyait d'aller. Ils suivaient Lonnie aveuglément. Il leur avait promis qu'ils s'amuseraient...

    L'un d'eux jeta un coup d'œil au bout de la rue, nerveux – il ne voulait pas se faire prendre en train de harceler la fille – et me donna l'indice que je cherchais. Je reconnus le croisement vers lequel il dirigeait son regard.

    Je passai au feu rouge, me glissant dans l'espace très restreint entre deux voitures au cœur de la circulation rapide. Des coups de klaxon retentirent derrière moi.

    Mon portable sonna dans ma poche. Je l'ignorai.

    Lonnie s'avança doucement vers la fille, faisant durer le suspense – le moment de terreur anticipée qui éveillait le désir en lui. Il attendit son cri, se préparant à le savourer.

    Mais Bella serra la mâchoire et sembla se préparer à se défendre. Il fut surpris – il s'était attendu à la voir essayer de s'enfuir. Surpris et un peu déçu. Il aimait à traquer ses proies, l'adrénaline de la chasse.

    Courageuse, celle-là. Peut-être que c'est mieux, qui sait...elle montrera plus de résistance.

    J'étais à un pâté de maison. Le monstre entendait le grondement de mon moteur, mais il n'y prit pas attention, trop absorbé.

    J'allais voir s'il aimait les chasses dont on était la proie. J'allais voir ce qu'il pensait de mon genre de chasse.

    Dans une autre partie de ma tête, j'étais déjà en train de choisir entre tout un éventail de tortures dont j'avais été témoin pendant ma période de rébellion, cherchant la plus douloureuse d'entre toutes. Il souffrirait pour cela. Il se tordrait de douleur, souffrant l'agonie. Les autres, de leur côté, seraient simplement tués, mais le monstre nommé Lonnie me supplierait de le tuer bien avant que j'en aie fini avec lui.

    Il était en train de traverser la rue, s'approchant d'elle.

    Je pris le virage sur les chapeaux de roues, mes phares éclairant brièvement la scène les pétrifiant tous. J'aurai pu renverser leur chef, qui sauta hors de ma route, mais c'était une mort trop facile pour lui.

    Je laissai la voiture faire un demi-tour complet en glissant, de façon à ce que je sois de nouveau face à la route par laquelle j'étais arrivé, et que la portière passager soit du côté de Bella. Je l'ouvris avec force, et elle était déjà en train de courir vers la voiture.

    "Grimpe," grognai-je en montrant les dents.

    Mais qu'est-ce que-?

    Je savais que c'était pas une bonne idée! Elle est pas toute seule.

    Je devrais courir, non?

    ...crois que je vais dégueuler...

    Bella sauta par la porte ouverte sans hésiter, claquant la porte derrière elle.

    Et là, elle me regarda avec l'expression la plus confiante que j'aie jamais vu sur le visage d'un humain, et mes projets violents s'effondrèrent.

    Cela me prit bien moins d'une seconde pour réaliser que je ne pouvais pas la laisser dans la voiture pendant que je m'occupais des quatre hommes dans la rue. Que lui dirai-je, de ne pas regarder? Ha! Avait-elle jamais fait ce que je lui disais de faire? Avait-elle jamais fait la bonne chose à faire?

    Allai-je les traîner dans un coin sombre, hors de sa vue, et la laisser toute seule ici? C'était un coup à tenter qu'un autre humain dangereux rôde dans le rues de Port Angeles ce soir, mais c'était un coup à tenter qu'il y en ait même un premier! Comme un aimant, elle attirait irrésistiblement tout ce qui était dangereux. Je ne pouvais pas la laisser hors de ma vue.

    J'accélérai dans ce qui, pour elle, semblerait faire partie du même geste, l'éloignant de ses poursuivants si rapidement qu'ils fixèrent ma voiture avec des expressions ébahies et incompréhensives. Elle n'aurait pas remarqué mon instant d'hésitation. Elle penserait que le plan était de s'échapper depuis le début.

    Je ne pouvais même pas le blesser avec ma voiture. Cela lui ferait peur.

    Je voulais sa mort, d'une façon si sauvage que ce besoin résonnait dans mes oreilles et flouait ma vue et avait un goût sur ma langue. Mes muscles étaient tendus dans ce but, ce besoin insatiable, sa nécessité. Je devais le tuer. Je le découperai lentement en morceaux, petit à petit, de la peau aux muscles, des muscles aux os...

    Sauf que la fille – la seule fille au monde – agrippait le siège de ses deux mains, me fixant intensément, les yeux toujours écarquillés et complètement confiants. La vengeance allait devoir attendre.

    "Attache ta ceinture," ordonnai-je. Ma voix était rude de haine et de soif de sang. Pas la soif de sang usuelle. Je ne me souillerai pas en prenant une quelconque part de cet homme en moi.

    Elle attacha sa ceinture, sursautant légèrement au bruit qu'elle produisit. Ce petit son la fit sursauter, pourtant elle ne montra aucune peur alors que je traversait toute la ville sans me préoccuper d'aucun panneau de signalisation. Je sentais ses yeux sur moi. Elle avait l'air étrangement détendue. Cela n'avait aucun sens pour moi – pas après tout ce qu'elle venait de traverser.

    "Ça va?" demanda-t-elle, sa voix rude sous l'effet de la tension et de la peur.

    Elle voulait savoir si j'allais bien?

    Je réfléchis à sa question pendant une fraction de seconde. Pas assez longtemps pour qu'elle remarque mon hésitation.

    "Non," réalisai-je, et mon ton bouillit de rage.

    Je l'emmenai sur la petite route envahie par la végétation où j'avais passé l'après-midi absorbé par la plus mauvaise surveillance jamais effectuée. À présent, il faisait noir sous les arbres.

    J'étais si furieux que mon corps était pétrifié, complètement immobile. Mes mains, comme congelées sur place, souffraient de ne pouvoir anéantir son agresseur, de le hacher en morceaux si mutilés que son corps ne pourrait jamais être identifié....

    Mais cela impliquerait de la laisser seule ici, sans protection dans la nuit noire.

    "Bella?" demandai-je entre mes dents.

    "Oui?" répondit-elle d'une voix rauque. Elle s'éclaircit la gorge.

    "Tu n'as rien?" C'était vraiment la chose la plus importante, la première priorité. Le châtiment était secondaire. Je savais cela, mais mon corps était si débordant de rage qu'il m'était difficile de réfléchir.

    "Non." Sa voix était toujours rauque – de peur, sans aucun doute.

    Et je ne pouvais donc pas la quitter.

    Même si elle ne risquait pas constamment sa vie comme c'était, de façon exaspérante, le cas – sûrement une farce que me jouait l'univers – même si j'étais absolument certain qu'elle serait parfaitement en sécurité pendant mon absence, je ne pourrais pas la laisser seule dans le noir.

    Elle devait avoir tellement peur.

    Cependant, je n'étais pas en condition de la réconforter – même si je savais exactement comment procéder, ce qui n'était pas le cas. Elle sentait sûrement toute la brutalité qui irradiait de moi en ce moment, c'était sûrement assez évident. Je l'effrayerai encore plus si je n'arrivais pas à apaiser l'envie de carnage qui bouillait en moi.

    J'avais besoin de penser à autre chose.

    "Distrais-moi, s'il-te-plaît," suppliai-je.

    "Pardon?"

    Je me contrôlais à peine assez pour essayer de lui expliquer ce dont j'avais besoin.

    "Parle-moi, dis n'importe quoi, même des bêtises, jusqu'à ce que je me calme," éclaircis-je, la mâchoire toujours serrée. Seule la pensée qu'elle ait besoin de moi me retenait dans la voiture.

    J'entendais les pensées de l'homme, sa déception et sa colère... Je savais où le trouver... Je fermai les yeux, souhaitant ne plus pouvoir rien voir...

    "Euh..." Elle hésita – essayant de donner un sens à ma requête, supposai-je. "Demain avant les cours, j'écrase Tyler Crowley?" Elle le dit comme si c'était une question.

    Oui – c'était ce dont j'avais besoin. Bien sûr qu'elle me trouverai quelque chose de complètement inattendu. Comme auparavant, la menace de violence passant ses lèvres était hilarante – si drôle qu'elle détonait. Si je n'avais pas été en train de mourir d'envie de tuer, j'aurai ri.

    "Pourquoi?" aboyai-je, pour la forcer à continuer à parler.

    "Il raconte à tout le monde que je serai sa cavalière au bal de fin d'année," dit-elle, sa voix pleine de l'outrage du tigre-chaton. "Soit il est marteau, soit il continue à essayer de se racheter pour avoir failli me tuer quand... bref tu es au courant," inséra-t-elle sèchement. "Visiblement, il croit que le bal est le bon moyen pour ça. Du coup, j'ai pensé que si je mettais sa vie en danger nous serions à égalité, et qu'il cesserait de s'excuser. Je n'ai pas besoin d'ennemis, et Lauren se calmera peut-être s'il me fiche la paix. Sauf que je vais sans doute devoir bousiller sa Sentra," continua-t-elle, songeuse à présent. "S'il n'a plus de voiture, il ne pourra accompagner personne au bal de fin d'année..."

    C'était encourageant de voir que parfois, elle comprenait mal les choses. La ténacité de Tyler n'avait rien à voir avec l'accident. Elle ne semblait pas remarquer l'attirance qu'elle exerçait sur les garçons humains du lycée. Ne voyait-elle pas l'attirance qu'elle exerçait sur moi, non plus?

    Ah, ça marchait. Les rouages déconcertants de son esprit étaient toujours totalement passionnants. Je commençai à recouvrer un certain contrôle, à voir quelque chose au-delà de la vengeance et la torture...

    "J'en ai entendu parler," lui appris-je. Elle avait arrêté de parler, et j'avais besoin qu'elle continue.

    "Toi?" demanda-t-elle, incrédule. Et sa voix devint plus furieuse qu'avant. "Bon sang, si j'arrive à le paralyser de la tête au pieds, il n'ira pas au bal non plus."

    J'aurai souhaité pouvoir lui demander de continuer à proférer des menaces de mort ou de violence corporelle sans paraître complètement cinglé. Elle n'aurait pas pu trouver un meilleur sujet de conversation pour me calmer. Et ses mots – qui n'étaient que des sarcasmes dans son cas, des hyperboles – étaient un rappel qui me manquait beaucoup à ce moment-là.

    Je soupirai, et ouvris les yeux.

    "Ça va mieux?" demanda-t-elle timidement.

    "Ce n'est pas terrible."

    Non, j'étais plus calme, mais je n'allais pas mieux. Parce que je venais de réaliser que je ne pouvais pas tuer le monstre du nom de Lonnie, et j'en avais toujours plus envie plus que de presque tout au monde. Presque.

    La seule chose dont j'avais plus envie que de commettre un crime parfaitement justifiable, était cette fille. Et, malgré le fait que je ne puisse pas l'avoir, le seul rêve de l'avoir m'interdisait de partir en chasse ce soir – et peu importait à quel point une telle chose était défendable.

    Bella méritait mieux qu'un assassin.

    J'avais passé sept décennies à essayer d'être autre chose que cela – n'importe quoi tant que ce n'était pas un assassin. Ces années d'effort ne me feraient jamais valoir la fille qui était assise à côté de moi. Et pourtant, je sentais que si je retournais à cette vie – la vie d'assassin – pour juste une nuit, je la mettrais irrévocablement hors de ma portée pour toujours. Même si je ne buvais pas leur sang – même si je n'avais pas cette preuve flamboyant de rouge dans mes yeux – ne sentirait-elle pas la différence?

    J'essayais d'être assez bon pour elle. C'était un but impossible. Je continuerai d'essayer.

    "Qu'est-ce qu'il y a?" chuchota-t-elle.

    Sa respiration remplit mon nez, ce qui me rappela pourquoi je ne pouvais pas la mériter. Après tout cela, même avec tout l'amour que j'éprouvais pour elle...elle me faisait quand même saliver.

    "Parfois, j'ai du mal à contrôler mes humeurs, Bella." Je fixai la nuit noire, espérant en même temps qu'elle entende l'horreur inhérente à mes mots et qu'elle ne l'entende pas. Surtout qu'elle ne l'entende pas. Cours, Bella, cours. Reste, Bella, reste. "Sauf qu'il ne servirait à rien que je retourne là-bas pour régler leur compte à ces..." Rien que d'y penser me propulsa presque hors de la voiture. Je pris une profonde inspiration, laissant son odeur me brûler toute la gorge. "Enfin, j'essaie de m'en convaincre."

    "Oh."

    Elle ne dit plus rien. Qu'avait-elle perçu dans mes mots? Je lui jetai furtivement un coup d'œil, mais son visage était indéchiffrable. Peut-être figé par le choc. Bon, elle ne criait pas. Pas encore.

    Ce fut silencieux pendant un moment. Une guerre faisait rage en moi, essayant de m'obliger à être ce que j'étais. Ce que je ne pouvais pas être.

    "Jessica et Angela vont s'inquiéter," dit-elle doucement. Sa voix était très calme, et je n'étais pas sûr de comprendre pourquoi. Était-elle sous le choc? Peut-être qu'elle n'avait pas encore intégré les événements de ce soir. "J'étais censée les retrouver."

    Voulait-elle être loin de moi? Ou ne s'inquiétait-elle que du soucis que se feraient ses amies?

    Je ne lui répondis pas, mais je démarrai la voiture et la ramenai au restaurant. À mesure que nous nous rapprochions de la ville, j'avais de plus en plus de mal à me tenir à ma bonne résolution. J'étais si proche de lui...

    Si c'était impossible – si je ne pouvais jamais avoir ou mériter cette fille – alors pourquoi laisser cet homme impuni? Cela au moins devait m'être permis...

    Non. Je n'abandonnerai pas. Pas encore. Je la voulais beaucoup trop pour baisser les bras.

    Nous arrivâmes au restaurant où elle était censée retrouver ses amies avant que je réussisse à mettre de l'ordre dans mes pensées. Jessica et Angela avaient fini de manger, et étaient toutes deux sérieusement inquiètes pour Bella à présent. Elles se préparaient à aller la chercher, arpentant la rue sombre.

    Ce n'était pas une bonne nuit pour se promener dehors-

    "Comment savais-tu où...?" La question inachevée de Bella m'interrompit, et je réalisai que j'avais fait une nouvelle gaffe. J'avais été bien trop distrait pour me rappeler de lui demander où elle était censée retrouver ses amies.

    Mais, au lieu de finir sa phrase et d'insister sur le point, Bella secoua juste la tête et fit un demi-sourire.

    Qu'est-ce que cela signifiait, maintenant?

    Bon, je n'avais pas le temps d'essayer de comprendre l'étrange acceptation de mon savoir venu d'elle ne savait où... J'ouvris ma portière.

    "Qu'est-ce que tu fais?" demanda-t-elle en sursautant.

    Je refuse de te laisser hors de ma vue. Et j'essaie de ne pas me laisser être seul ce soir. Dans cet ordre des priorités. "Je t'invite à dîner."

    Eh bien, voilà qui allait être intéressant. Ça ne pouvait pas être le même soir où j'avais envisagé d'emmener Alice à dîner en prétendant avoir choisi accidentellement le même restaurant que Bella et ses amies. Et maintenant, voilà, j'avais pratiquement un rendez-vous avec la fille. Sauf que ça ne comptait pas, parce que je ne lui laissais pas le choix.

    Elle avait déjà entrouvert sa porte avant que j'aie fait le tour de la voiture – d'habitude, ce n'était pas aussi frustrant de devoir marcher à une vitesse qui passe inaperçue – au lieu d'attendre que je la lui ouvre. Était-ce parce qu'elle n'avait pas l'habitude d'être traitée comme une lady, ou parce qu'elle ne pensait pas que je fusse un gentleman?

    J'attendis qu'elle me rejoigne, de plus en plus anxieux à mesure que ses amies s'éloignaient dans le noir.

    "Va prévenir Jessica et Angela avant que je doive les sauver, elles aussi," lui demandai-je rapidement. "Je ne suis pas certain que j'arriverai à me retenir si je tombe une nouvelle fois sur tes potes." Non, je ne serai pas assez fort pour cela.

    Elle frémit, puis se reprit rapidement. Elle s'avança d'un demi-pas dans leur direction, criant, "Jess! Angela!" d'une voix forte. Elles se retournèrent, et elle fit de grands signes pour attirer leur attention.

    Bella! Oh, elle va bien! pensa Angela avec soulagement.

    Pas trop tôt... grommela Jessica pour elle-même, mais elle aussi était reconnaissante que Bella ne se soit pas perdue ou blessée. Elle remonta dans mon estime pour cette pensée.

    Elles se précipitèrent en avant, puis marquèrent une pause, stupéfaites, en me voyant à côté d'elle.

    Non! pensa Jessica, abasourdie. Me dites pas que c'est vrai!

    Edward Cullen? Se serait-elle en allée de son côté pour aller le retrouver? Mais pourquoi se serait-elle demandée pourquoi ils étaient absents si elle savait qu'il était ici... J'eus droit à un éclair de souvenir, le visage mortifié de Bella quand elle avait demandé à Angela pourquoi ma famille était souvent absente de l'école. Non, elle ne pouvait pas être au courant, décida Angela.

    Les pensées de Jessica passaient, elles, de la surprise aux soupçons. Bella ne m'a pas tout dit.

    "Où étais-tu passée?" demanda-t-elle, fixant Bella, mais me jetant des coups d'œil furtifs.

    "Je me suis perdue. Et puis j'ai rencontré Edward," dit Bella, faisant un signe dans ma direction. Son ton était étonnamment normal. Comme si c'était vraiment tout ce qui c'était passé.

    Elle devait être sous le choc. C'était la seule explication à son calme.

    "Ça vous dérange, si je me joins à vous?" demandai-je – pour être poli; je savais qu'elles avaient déjà mangé.

    Bon sang mais qu'est-ce qu'il est sexy! pensa Jessica, ses pensées un peu incohérentes tout d'un coup.

    Celles d'Angela n'étaient pas plus posées. Si seulement on n'avait pas mangé. Waou. Juste. Waou.

    Mais pourquoi est-ce que je ne pouvais pas faire ça à Bella?

    "Euh...Bien sûr que non," acquiesça Jessica.

    Angela fronça les sourcils. "En fait, Bella, nous avons dîné en t'attendant," admit-elle. "Désolée."

    Quoi? Mais tais-toi! se plaignit Jessica intérieurement.

    Bella haussa les épaules, désinvolte. Tellement à l'aise. Définitivement sous le choc. "C'est très bien comme ça – je n'ai pas faim."

    "Je crois que tu devrais manger un morceau," la contredis-je. Elle avait besoin de sucre dans le sang – bien qu'il semble bien assez sucré comme ça, pensai-je ironiquement. L'horreur allait s'abattre sur elle d'une minute à l'autre, et un estomac vide ne l'aiderait pas. Elle s'évanouissait facilement, d'après mon expérience.

    Ces filles ne seraient pas en danger si elles rentraient directement à la maison. Le danger ne les suivait pas à la trace, elles.

    Et je préférais être seul avec Bella – du moment qu'elle voulait bien être seule avec moi.

    "Ça vous ennuie si je ramène Bella plus tard?" dis-je à Jessica avant que Bella puisse répondre. "Comme ça, vous n'aurez pas attendre qu'elle ait fini son repas."

    "Euh...non." Jessica fixa Bella, cherchant un signe qui montre que c'était ce qu'elle voulait.

    J'ai envie de rester...Mais, probable qu'elle le veut pour elle toute seule. Qui ne le voudrait pas? pensa Jess. À ce moment, elle regarda Bella lui faire un clin d'œil.

    Bella lui avait fait un clin d'œil?

    "D'accord," dit rapidement Angela, pressée de partir si c'était ce que Bella voulait. Et il semblait que ce soit ce qu'elle voulait. "À demain, Bella...Edward." Elle s'efforça de dire mon nom d'un ton désinvolte. Puis elle attrapa la main de Jessica et commença à l'entraîner derrière elle.

    Il fallait que je trouve un moyen de remercier Angela pour ça.

    La voiture de Jessica était garée tout près, et dans un large cercle de lumière venue d'un lampadaire. Bella les regarda prudemment, un léger froncement de soucis entre les yeux, jusqu'à ce qu'elles montent dans la voiture, elle devait donc être tout à fait consciente du danger qu'elle avait encouru. Jessica lui dit au revoir de la main en s'éloignant, et Bella lui rendit son signe. Elle ne prit une grande inspiration et ne se retourna vers moi qu'une fois la voiture disparue.

    "Franchement, je n'ai pas faim," dit-elle.

    Pourquoi avait-elle attendu qu'elles soient parties pour le dire? Avait-elle vraiment envie d'être seule avec moi – même maintenant, après avoir été témoin de ma rage de tuer?

    Que ce soit le cas ou non, elle allait manger quelque chose.

    "Fais-moi plaisir," dis-je.

    Je lui tins la porte du restaurant et attendis.

    Elle soupira, puis passa la porte.

    Je marchai à ses côtés jusqu'à l'accueil, où l'hôtesse attendait. Bella semblait toujours complètement maîtresse d'elle-même. J'avais envie de toucher sa main, son front, pour vérifier sa température. Mais elle fuirait le contact de ma main froide, comme elle l'avait fait auparavant.

    Ça par exemple! M'interrompit la voix mentale plutôt forte de l'hôtesse. Bon sang de bon sang...

    Il semblait que c'était le jour où j'attirais tous les regards. Ou ne le remarquai-je ce soir, que parce que tout ce que j'espérais, c'était que Bella me voie de cette façon? Nous étions toujours attirants pour nos proies. Je n'y avais jamais vraiment réfléchi auparavant. D'habitude – sauf quand, comme pour Shelly Cope ou Jessica Stanley, l'habitude avait émoussé l'horreur – la peur arrivait assez tôt après l'attirance initiale...

    "Nous sommes deux," pressai-je l'hôtesse puisqu'elle ne parla pas.

    "Oh, euh, oui. Bienvenue à La Bella Italia." Mmm! Quelle voix! "Je vous en prie, suivez-moi." Ses pensées étaient préoccupées – toutes à ses estimations.

    Peut-être qu'elle est sa cousine. Elle ne peut pas être sa sœur, ils ne se ressemblent pas du tout. Mais ils sont forcément de la même famille. Dans tous les cas, lui ne peut pas être avec elle.

    Les yeux humains étaient voilés; ils ne voyaient jamais clairement. Comment cette femme étroite d'esprit pouvait-elle trouver mes attraits physiques – des pièges pour mes proies – si attirants, sans voir la douce perfection de la fille à mes côtés?

    Bon, pas besoin de lui faciliter la tâche, au cas où, pensa l'hôtesse en nous amenant à une table de taille familiale au milieu d'une partie bondée du restaurant. Pourrais-je lui donner mon numéro pendant qu'elle est là? songea-t-elle.

    Je tirai un billet de ma poche de derrière. Les gens étaient invariablement coopératifs quand on mettait de l'argent en jeu.

    Bella prenait déjà place là où l'hôtesse le lui indiquait, sans objection. Je secouai la tête à son intention, et elle hésita, penchant sa tête sur le côté, l'air curieux. Oui, elle serait très curieuse ce soir. Et la foule n'était pas l'endroit idéal pour ce genre de conversations.

    "Vous n'avez rien de plus intime?" demandai-je à l'hôtesse, lui tendant l'argent. Ses yeux s'écarquillèrent de surprise, puis se resserrèrent en refermant sa main sur le pourboire.

    "Bien sûr."

    Elle jeta un coup d'œil au billet tout en nous conduisant de l'autre côté d'un mur de séparation.

    Cinquante dollars pour une meilleure table? Il est riche, par dessus le marché. En même temps, c'est logique – je parie que sa veste coûte plus cher que ma dernière paie. Mince. Pourquoi veut-il plus d'intimité avec elle ?

    Elle nous indiqua une table séparée par des paravents dans un coin calme du restaurant, où personne ne pourrait nous voir – voir Bella réagir à ce que j'allais lui dire, quoi que ce soit. Je n'avais aucune idée de ce qu'elle voudrait de moi ce soir. Ou de ce que j'allais lui avouer.

    Combien avait-elle deviné? Quelle explication s'était-elle formulée pour mon comportement de ce soir?

    "Ça vous va?" demanda l'hôtesse.

    "Parfait," lui dis-je, et, légèrement énervé par le ressentiment qu'elle exprimait à l'égard de Bella, je lui sourit de toutes mes dents. La laissant me voir clairement.

    Woa. "Euh...la serveuse sera là dans une minute." Il ne peut pas être réel. Je dois être en train de rêver. Peut-être qu'elle disparaîtra...peut-être que j'écrirai mon numéro au ketchup sur son assiette... Elle s'éloigna, énumérant les possibilités.

    Bizarre. Elle n'avait toujours pas peur. Je me rappelai soudain Emmett me taquinant à la cafétéria, il y a de si nombreuses semaines. Je parie que j'aurai pu lui faire plus peur que ça.

    Étais-je en train de perdre la main?

    "Tu devrais arrêter de faire ça aux gens," m'interrompit Bella dans le train de mes pensées, d'un ton réprobateur. "Ce n'est pas du jeu."

    Je fixai son expression critique. Que voulait-elle dire? Je n'avais pas du tout fait peur à l'hôtesse, malgré mes intentions. "Faire quoi?"

    "Les éblouir ainsi. À l'heure qu'il est, elle est en train de suffoquer dans les cuisines."

    Hmm. Bella était très proche de la réalité. L'hôtesse n'était qu'à moitié cohérente en ce moment, décrivant sa fausse impression de moi à son amie qui faisait partie de l'équipe de service.

    "Oh, s'il te plait," me gronda Bella, ne me voyant pas répondre aussitôt. "Tu es quand même conscient de l'effet que tu produis!"

    "J'éblouis les gens, moi?" C'était une façon très intéressante de le formuler. Assez exact pour ce soir. Je me demandai pourquoi il y avait une telle différence...

    "Tu n'as pas remarqué?" demanda-t-elle, toujours critique. "Tu crois donc que tout le monde obtient ce qu'il veut aussi facilement que toi?"

    "Est-ce que je t'éblouis?" demandai-je, voulant satisfaire instinctivement à ma curiosité, les mots sortant trop vite pour que je puisse les retirer à temps.

    Mais avant que j'aie le temps de regretter plus que cela d'avoir prononcé les mots tout haut elle répondit, "Fréquemment." Et ses joues se teintèrent d'un rose tendre.

    Je l'éblouissais.

    Mon cœur silencieux se gonfla d'un espoir plus intense qu'aucun de ceux que je me rappelais avoir ressenti.

    "Bonjour," dit quelqu'un, la serveuse, se présentant. Ses pensées étaient fortes, et plus explicites que celles de l'hôtesse, mais je les ignorai complètement. Je contemplais le visage de Bella au lieu de les écouter, regardant le sang se répandre sous sa peau, ne remarquant pas comment il faisait brûler ma gorge, mais plutôt comment il embellissait son visage pâle, comment il rehaussait la couleur crème de sa peau...

    La serveuse attendait quelque chose de moi. Ah, elle avait demandé ce que nous voulions boire. Je continuai à fixer Bella, et la serveuse se tourna à contrecœur vers elle.

    "Un Coca?" dit Bella, comme si elle attendait mon approbation.

    "Mettez-en deux," corrigeai-je. La soif – normale, celle d'un humain – était un signe de choc. Je m'assurerai qu'elle ait tout le sucre du soda en plus dans son système.

    Elle avait l'air bien portante, pourtant. Plus que bien portante. Elle avait l'air radieuse.

    "Quoi?" lança-t-elle – se demandant sûrement pourquoi je la fixais comme ça, supposai-je. J'eus vaguement conscience du départ de la serveuse.

    "Comment vas-tu?" demandai-je.

    Elle cligna des sourcils, surprise de ma question. "Bien."

    "Tu ne te sens pas étourdie, nauséeuse, glacée...?"

    Elle était encore plus déconcertée, à présent. "Je devrais?"

    "Je guette les effets du contrecoup." Je fis un demi-sourire, m'attendant à son démenti. Elle ne voudrait pas que l'on s'occupe d'elle.

    Cela lui prit une minute de me répondre. Ses yeux étaient légèrement dans le vague. Elle prenait cet air-là, parfois, quand je lui souriais. Était-elle...éblouie?

    J'adorerai penser que ce soit vrai.

    "Je ne crois pas qu'il aura lieu. J'ai toujours été très douée pour réprimer les choses déplaisantes," répondit-elle, et j'eus l'impression qu'elle reprenait encore son souffle.

    "Quand bien même," lui dis-je. "Je serai plus à l'aise quand tu auras avalé quelque chose."

    La serveuse revint avec les Cocas et un corbeille de gressins. Elle les posa en face de moi, et me demanda ce que j'avais choisi, essayant d'attirer mon regard au passage. Je lui signifiai de s'adresser à Bella, puis m'appliquai derechef à ignorer ses pensées. Son esprit était vulgaire.

    "Euh.." Bella jeta un coup d'œil au menu. "Les raviolis aux champignons."

    La serveuse se retourna vers moi impatiemment. "Et Monsieur?"

    "Rien pour moi, merci."

    Bella fit une petite moue. Hmm. Elle devait avoir remarqué que je ne mangeai jamais rien. Elle remarquait tout. Et j'oubliais toujours d'être prudent autour d'elle.

    J'attendis que nous soyons de nouveau seuls.

    "Bois," insistai-je.

    Je fus surpris de la voir obtempérer aussitôt et sans objection. Elle but jusqu'à ce que son verre soit entièrement vide, je poussai donc le deuxième verre vers elle, fronçant un peu les sourcils. Soif, ou contrecoup?

    Elle but encore un peu, puis frissonna.

    "Tu as froid?"

    "C'est le Coca," dit-elle, mais elle frissonna de nouveau, ses lèvres tremblant légèrement, comme si ses dents étaient sur le point de claquer.

    Le joli chemisier qu'elle portait avait l'air trop fin pour la protéger convenablement; il collait son corps, lui faisant comme une seconde peau, presque aussi fragile que la première. Elle était si frêle, si mortelle. "Tu n'as pas pris de veste?"

    "Si." Elle se retourna vers le dossier de sa chaise, un peu perplexe. "Oh, je l'ai oubliée dans la voiture de Jessica."

    J'enlevai la mienne, espérant que le geste ne soit pas gâché par la température de mon corps. Ça aurait été bien, si j'avais pu lui offrir un manteau bien chaud. Elle me dévisagea, ses joues s'échauffant de nouveau. Qu'était-elle en train de penser?

    Je lui tendis la veste au travers de la table, et elle l'enfila aussitôt, puis frémit de nouveau.

    Oui, ça aurait été bien d'être chaud.

    "Merci," dit-elle. Elle prit une grande inspiration, puis remonta les manches, trop longues, pour se libérer les mains. Elle inspira derechef un grand coup.

    Le contrecoup de la soirée s'annonçait-il enfin? Elle avait toujours de bonnes couleurs; sa peau avait une couleur de crème et de roses en contraste avec son chemisier d'un bleu profond.

    "Cette couleur sied à merveille à ton teint," la complimentai-je. J'étais juste honnête.

    Elle rougit, rehaussant encore l'effet.

    Elle avait l'air tout à fait bien, mais il n'y avait aucune raison de prendre des risques. Je poussai la corbeille de gressins vers elle.

    "Je t'assure que je ne suis pas sous le choc," objecta-t-elle, devinant les motifs de mon geste.

    "Tu devrais – n'importe quel être normalement constitué le serait. Tu n'as même pas l'air ébranlé."

    Je la fixai, désapprobateur, me demandant pourquoi elle ne pouvait pas être normale puis me demandant si je voulais vraiment qu'elle le soit.

    "Je me sens très en sécurité avec toi," souffla-t-elle, ses yeux de nouveau débordants de confiance. Une confiance que je ne méritais pas.

    Ses instincts semblaient inversés. Ça devait être le problème. Elle ne reconnaissait pas le danger comme le ferait un être humain normal. Ses réactions étaient inverses. Au lieu de s'enfuir, elle restait là, liée à ce qui devrait lui faire peur...

    Comment pourrais-je la protéger de moi-même si aucun de nous deux ne le voulait?

    "Cela devient plus compliqué que je ne l'avais prévu," murmurai-je.

    Je la vis tourner et retourner mes mots dans sa tête, et me demandai ce qu'elle en pensait. Elle prit un gressin et commença à grignoter sans paraître s'en rendre compte. Elle le mordilla un moment, puis pencha sa tête pensivement sur le côté.

    "D'habitude, tu es de meilleure humeur quand tes yeux sont aussi clairs," dit-elle sur un ton désinvolte.

    Sa remarque, si terre-à-terre, m'embrouilla complètement les idées. "Pardon?"

    "Je me suis aperçue que plus tes yeux étaient sombres, plus tu étais maussade. D'ailleurs, j'ai une théorie à ce sujet," ajouta-t-elle simplement.

    Elle avait fini par trouver une explication à tout ce qu'elle avait vu. Bien sûr que oui. Je ressentis au plus profond de mon être une terreur sans nom en me demandant de combien elle s'était approchée de la vérité.

    "Encore une?"

    "Mm-hm." Elle croqua un autre bout de gressin, tout à fait nonchalante. Comme si elle n'était pas en train de discuter des aspects d'un monstre avec le monstre en personne.

    "J'espère que tu seras plus créative, cette fois..." mentis-je puisqu'elle ne continuait pas. Ce que j'espérais vraiment, c'est qu'elle ait tort – qu'elle soit à des kilomètres de la vérité. "À moins que tu ne l'aies empruntée à d'autres BD?"

    "Non, pas une BD," dit-elle, un peu embarrassée. "Mais ce n'est pas moi qui l'ai trouvée non plus."

    "Et?" demandai-je entre mes dents.

    Elle ne parlerait sûrement pas aussi calmement si elle était sur le point de hurler.

    Alors qu'elle hésitait, mordillant sa lèvre, la serveuse réapparut avec le plat de Bella. Je ne lui payai pas grande attention pendant qu'elle déposait l'assiette devant Bella puis me demandait si je voulais quelque chose.

    Je déclinai l'offre, mais demandai plus de Coca. La serveuse n'avait pas remarqué les verres vides. Elle les prit et partit.

    "Alors, cette théorie?" la pressai-je anxieusement dès que nous fûmes de nouveau seuls.

    "Je t'en parlerai dans la voiture," dit-elle à voix basse. Ah, ça n'était pas une bonne idée. Si elle refusait de parler de ses théories en présence d'autres personnes... "Seulement si..." ajouta-t-elle soudainement.

    "Des conditions?" J'étais si tendu que je grognai presque les mots.

    "C'est que j'ai quelques questions, bien sûr."

    "Bien sûr," accordai-je d'une voix dure.

    Ses questions m'indiqueraient sûrement la direction de ses pensées. Mais comment y répondre? Avec responsabilité, en mentant? Ou la chasserai-je, en lui révélant mon secret? Ou ne lui répondrai-je rien, incapable de me décider?

    Nous fûmes silencieux pendant que la serveuse nous réapprovisionna en soda.

    "Très bien, vas-y," lançai-je, mâchoire serrée, une fois la serveuse partie.

    "Que fais-tu à Port Angeles?"

    C'était une question bien trop facile – pour elle. Elle ne me révélait rien, alors que ma réponse, si elle était sincère, lui révélerait bien trop de choses. Je la laisserai me révéler quelque chose avant.

    "Question suivante," dis-je.

    "Mais c'est la plus facile!"

    "Suivante," répétai-je.

    Elle se montra frustrée par mon refus. Elle éloigna son regard, le posant sur sa nourriture. Doucement, réfléchissant durement, elle prit une bouchée et mâcha avec application. Elle avala avec une gorgée de Coca, puis releva enfin son regard vers moi.

    "Très bien," dit-elle. "Admettons, et ce n'est qu'un hypothèse, bien sûr, que... quelqu'un... sache lire dans les pensées des gens, tu vois ce que je veux dire – mais à quelques exceptions près."

    Cela pourrait être pire.

    Cela expliquait le petit demi-sourire dans la voiture. Elle était vive d'esprit – personne n'avait jamais deviné cela à mon sujet. À part Carlisle, et cela avait été plutôt évident à l'époque, au début, parce que je répondais à toutes ses pensées comme si il les avait prononcées. Il avait compris avant moi...

    Cette question n'était pas trop compromettante. Il était clair qu'elle savait que quelque chose n'allait pas chez moi, mais ce n'était pas aussi sérieux que ça aurait pu l'être. Lire dans les pensées n'était après tout, pas un caractère propre à l'espèce des vampires. Je jouai le jeu et complétai son hypothèse.

    "À une exception près," corrigeai-je, "Théoriquement."

    Elle réprima un sourire – mon honnêteté, même vague, lui plaisait. "À une exception près, alors. Comment ça marche? Quelles sont les limites? Comment ce... quelqu'un... parviendrait-il à deviner où une autre personne se trouve à un moment précis? Comment saurait-il qu'elle a des ennuis?"

    "Théoriquement?"

    "Bien sûr." Ses lèvres réprimèrent un sourire, et ses yeux bruns liquide étaient impatients.

    "Eh bien," hésitai-je. "Si... ce quelqu'un..."

    "Appelons-le Joe," suggéra-t-elle.

    Je dus sourire face à son enthousiasme. Pensait-elle vraiment que la vérité serait une bonne chose? Si mes secrets étaient plaisants, pourquoi les lui cacherais-je?

    "Va pour Joe," acceptai-je. "Si Joe avait été plus attentif, le timing n'aurait pas été aussi serré." Je secouai la tête et réprimai un frémissement à la pensée du peu qui avait manqué pour que j'arrive trop tard. "Il n'y a que toi pour t'attirer des problèmes dans une aussi petite ville. Tu aurais ruiné leurs statistiques sur la délinquance pour dix ans, tu sais."

    Les coins de ses lèvres se rabaissèrent, faisant la moue. "Nous parlons d'un cas hypothétique."

    Je ris de son irritation.

    Ses lèvres, sa peau...elles paraissaient si douces. Je voulais les toucher. Je voulais poser le bout de mon doigt sur les bords de son froncement et la refaire sourire. Impossible. Ma peau la repousserait.

    "En effet," dis-je, revenant à la conversation avant de pouvoir me déprimer tout à fait. "T'appellerons-nous Jane?"

    Elle se pencha en travers de la table, toute trace d'humour et d'irritation disparue de ses grands yeux.

    "Comment as-tu su?" demanda-t-elle, d'une voix basse et intense.

    Devais-je lui dire la vérité? Et, dans ce cas, jusqu'où devais-je aller?

    Je voulais tout lui dire. Je voulais mériter la confiance que je voyais toujours sur son visage.

    "Tu peux avoir confiance en moi, tu sais," murmura-t-elle, et elle tendit la main comme pour toucher les miennes, posées sur la table vide devant moi.

    Je les retirai – détestant la pensée de sa réaction si elle touchait ma peau de pierre glacée – et elle laissa tomber sa main.

    Je savais que je pouvais lui faire confiance pour qu'elle ne divulgue pas mes secrets; elle était, de la tête au pied, une personne de confiance, bonne jusqu'à la moelle. Mais je ne pouvais pas lui faire confiance pour qu'elle ne soit pas horrifiée par ces secrets. Elle devait être horrifiée. La vérité était une horreur.

    "Je ne suis pas sûr d'avoir encore le choix," murmurai-je.

     


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